Émilie Picard ou la troublante falsification du réel

Pénétrez dans un jardin à l’abandon. Pas n’importe lequel, un immense parc d’attraction qui abrite aussi toutes sortes d’animaux. Tout vibrant de cris d’enfants et d’animations à la belle saison, il s’endort à la saison dite morte. C’est alors un jardin dont l’âme s’en est allée dans les recoins, désertant les allées et se tapissant dans les zones secrètes. Il reste ces étranges fabriques, les artefacts qui ponctuent le jardin — champignons géants, héron factice, orgue de barbarie faussement ancien. Abandonnés des visiteurs, laissés pour compte, ils se dressent, inutiles, usés, inappropriés, étranges. On ne sait pas très bien où l’on se situe. Ce pourrait être ici ou ailleurs, en Europe ou au fin fond d’une contrée lointaine. Toute marque identitaire disparaît avec ce qui relève de la fabrication pure et fait de ce lieu tantôt une savane, tantôt un Far West, tantôt l’écosystème d’un étang.

Tel est le terrain d’ancrage de la dernière série de peintures d’Émilie Picard, terrain qui sied merveilleusement bien au propos qui est le sien : celui d’une peinture dont l’objet n’est pas véritablement le réel mais qui se sert du réel comme référent et le dote des traits particuliers du faux-semblant. De fait, si des figures prennent place dans la peinture, ces figures, qui appartiennent avant tout au registre de la trace, font surtout office de vocabulaire — vocabulaire dont le sens peut rester en suspens. Et le monde réel, certes reconnaissable mais aussi énigmatique, se recompose selon une syntaxe qui use de rapprochements, de collages, de décalages, de réagencements de formes — autant d’outils propres à le réarticuler de manière troublante. L’espace de la représentation est lui-même souvent réduit à un plan presque unique — pas totalement, afin de donner encore l’illusion du monde réel, mais pas plus profond que, dans un théâtre, l’intervalle entre deux coulisses. Ainsi, ce monde déjà factice qui est celui du jardin d’attraction, est-il comme sublimé par la peinture d’Émilie Picard, qui achève d’en faire ressortir les séduisantes ambiguïtés. Les couleurs, qui sortent du tube à peine modifiées et viennent s’inscrire sur la toile avec une insolente liberté, ces couleurs à la vivacité presque électrique, ajoutent aux miroitements trompeurs des compositions.

Il est des peintres qui œuvrent par sédimentation. Émilie Picard, elle, travaille par taches : la peinture se construit par la reconstitution, pièce après pièce, de ce sur quoi elle s’exerce ; elle est elle-même de l’ordre de la fabrique. Ici, le geste est rapide. À tel point qu’on pourrait croire chaque tableau construit d’un seul geste comme si, rassemblant très vite les pièces de son sujet, l’artiste ne laissait rien échapper à l’entreprise de falsification du monde. Il s’agit de coudre entre eux des pans entiers de réel. Et l’usage de scotch, au début du travail, d’abord destiné à préserver le blanc en réserve, est aussi une façon de préalablement géométriser l’espace, afin de faire tenir ensemble des éléments qui, extraits du monde sensible, appartiennent désormais au régime de l’image.

Les blancs ajoutent à l’impression d’urgence. Ils altèrent la consistance de ce qui est présenté. Ils ôtent une part de matière. Ils trouent de lumière la pellicule de couleur. Ils écrasent les plans comme, dans l’éblouissement du soleil, nos yeux perdent le sens de la profondeur. En même temps, ils contribuent à affirmer l’énigme de ces images, car leur caractéristique est justement de déplacer très légèrement l’attention, de la faire glisser des choses à leur entre-deux : nous aimerions tant savoir ce qui se situe derrière ces failles. La chair véritable du monde ? Ou les cordages et les poulies des coulisses d’un théâtre ?